Francis Lagrange

« Est-ce que je regrette ce que j’ai fait ? Non. Et pourquoi non ? Parce que je l’ai payé de ma vie. Suis-je incorrigible ? Oui, sans aucun doute. Je suis un artiste et un peu voyou. Je sais cela sur moi-même et ne vois aucune raison de le cacher. Et si c’était à refaire ? Je le referais certainement, quoique je souhaiterais, je pense, rester plus vrai avec moi-même en tant qu’artiste que je ne l’ai été. »[1]

Francis Lagrange est né le 29 mars 1900 à Lille. Alphonse, son père, n’a jamais été conservateur d’un grand musée comme il a pu le prétendre en 1927 devant les juges normands qui allaient le condamner. Fabriquant et restaurateur de meubles, il meurt en 1909. Francis Lagrange a neuf ans ; il doit aider sa mère hôtelière, Eugénie Le Page, qui décède à son tour le 18 mars 1918 dans une cité qui a connu les affres de l’occupation allemande. Lagrange prétendra devant la justice avoir été espion au service du renseignement anglais pendant cette période !

La ronde des tribunaux qui le mène à la relégation en Guyane commence à peine un mois après la mort de sa mère : quatre et six mois de prison en avril et novembre 1918 à Lille pour abus de confiance et vols ; un mois plus tard et en janvier 1919 le tribunal de la Seine le condamne pour filouterie d’aliments ; il prend quatre mois à Châtillon-sur-Seine pour escroquerie et port illégal d’uniforme en avril 1919 ; huit mois peu de temps après pour usurpation d’identité. Il est transféré à la prison militaire de Lille en décembre 1919 et, pour éviter la condamnation à un an de prison prononcée le 12 mai 1920 par le conseil de guerre de la 1e région, il demande deux jours plus tard à s’engager pour cinq ans mais ne rejoints pas ses classes. À nouveau arrêté, il est incorporé en décembre 1920 dans le 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique à Oujda. Une première désertion le mène jusqu’à Blida en Algérie à peine un mois plus tard ; la cour de Rabat le condamne à un mois de prison pour escroquerie et usurpation d’identité lors d’une seconde évasion ; il prétendait être anglais et se nommer Harley Brighton ! Le 20 mars 1922, il réussit sa troisième évasion des Bat’d’Af et disparait pendant cinq ans[2].

Arrêté à Rouen en juin 1927, Francis Lagrange est poursuivi pour trois vols lui ayant rapporté plus de 5.000 francs. Après avoir entendu le prévenu qui se disait inventeur d’un procédé de peinture sur étoffe pour escroquer ses victimes, le tribunal correctionnel de Rouen rend son arrêt : dix-huit mois de prison, deux cents francs d’amende et cinq ans d’interdiction de séjour. Mais Francis Lagrange, tombant sous le coup de la loi de 1885[3] avec sa dizaine de condamnations antérieures, commet l’erreur de faire appel. La peine de prison est portée à quatre ans ; elle est assortie de la relégation en Guyane. Francis Lagrange s’embarque sur le La Martinière le 17 février 1931.

Si l’on ne sait pas avec exactitude quand Francis Lagrange a appris à peindre[4], c’est bel et bien au bagne que l’anonyme pied-de-biche, matricule 14912, acquiert la notoriété par ses frasques et son immense production artistique. Débarqué à Saint-Jean-du-Maroni le 6 mars 1931, il échoue sa première tentative d’évasion le 9 juillet. L’année suivante, le 14 mars il est arrêté à Albina, juste en face de Saint-Laurent-du-Maroni, incarcéré en Guyane hollandaise, puis remis aux autorités françaises. Le 17 août 1932, la cour d’assises de Cayenne le condamne à dix ans de travaux forcés pour la fabrication et l’émission de faux billets de 100 francs de la Banque de Guyane. Le relégué 14912 devient ainsi le transporté 51293[5] mais retenons qu’en 1932 Lagrange sait peindre, dessiner et graver. Il est envoyé aux îles du Salut, au large de Kourou : « Décor pour femmes élégantes et leurs ombrelles ! Les îles sont la terreur des forçats. » écrit Albert Londres en 1923[6].

Terreur des forçats parce qu’on ne s’évade pas de l’archipel où « Les requins font la police »[7] et où les forts courants ramènent forcément le fugitif sur les berges ; terreur des forçats à cause de la sinistre réputation des cachots de Saint-Joseph ; terreur des forçats enfin parce qu’il n’y a rien à faire sur un archipel d’à peine une soixantaine d’hectares quand on ne peut pas faire prévaloir une qualification professionnelle. Francis Lagrange est peintre et poursuit ses délictueuses activités que ne viennent pas entraver quelques passages devant la commission disciplinaire des îles. Le Tribunal Maritime Spécial de Saint-Laurent-du-Maroni le condamne en décembre 1934 à deux ans de réclusion. Il était parvenu aux îles à fabriquer de faux billets ! En raison de sa bonne conduite dans les cachots de l’île Sainrt-Joseph, il est libéré en juillet 1935. Deux ans plus tard, l’AP ne parvient pas à réunir les preuves d’une accusation de fabrication de faux passeport.

Lagrange, devenu officiellement « peintre-décorateur » en 1936, s’attaque en 1938 à la demande des autorités ecclésiastiques à la décoration de la chapelle de l’île Royale. L’activité artistique est désormais sa marque de reconnaissance ; il peint jusqu’à sa libération en juillet 1942[8] ; il fait de la peinture l’activité professionnelle lui permettant de vivre à Saint-Laurent-du-Maroni. Ses vingt-huit portraits du Maréchal, réalisés pour les besoins de l’exposition de la Quinzaine impériale ressemblent à s’y méprendre à celui officiel de Philippe Noyer fait en 1940. Il n’a jamais cessé de peindre une fois la relégation individuelle obtenue en août 1943. Il n’a jamais cessé d’escroquer, de filouter, d’abuser de la confiance de ceux et celles qui l’approchent. Mais il fait le choix de rester en Guyane quand les bagnes ferment officiellement leurs portes en 1946. Il subit encore un mois de prison en 1947 pour émission de faux billets de banque hollandais ! Une peccadille.

À la fin de l’année 1952, Francis Lagrange s’installe à Cayenne.  Il y peint deux ans plus tard ses fameuses séries sur la vie au bagne à la demande notamment de Raymond Vaudé (1902-1986), ancien bagnard évadé (1940), médaillé de la Résistance et de retour en Guyane depuis 1949[9]. C’est par la restauration que Vaudé s’intègre dans la société guyanaise et les tableaux de Lagrange doivent orner son établissement. Ils les vend ensuite à des Étasuniens au début des années 1960 ; c’est ce qui explique que sur la cinquantaine de scènes bagnardes, réalisées en deux séries et allant de l’embarquement sur le La Martinière jusqu’à l’immersion du corps mort du forçat aux îles du Salut , vingt-quatre sont aujourd’hui exposées au musée d’art et d’archéologie de l’université du Missouri à Columbia aux États-Unis. Les autres toiles peuvent être vues au musée Alexandre Franconie de Cayenne qui conserve encore huit sanguines de Flag représentant essentiellement des amérindiennes galibis ou roucouyennes et issues de la collection privée d’Henri Csecher (1922-2011) qui les a achetées à la fin des années 1940.

Francis Lagrange connait un début de notoriété au début des années 1960 avec la publication aux États-Unis de Flag on the Devil’s Island. L’autobiographie, écrite avec le journaliste et écrivain William Murray[10] est largement construite sur les élucubrations de l’artiste. Elle connait un vrai succès qui lui permet de faire une tournée de présentation passant notamment par Las Vegas. Mais déçu par son séjour aux USA, Francis Lagrange finit par se fixer en Martinique. Il décède à Fort-de-France le 10 août 1964.


[1] Francis Lagrange with William Murray, Flag on Devil’s Island, Doubleday & Company, New-York, 1961, p.238.

[2] Émile Blanc, David Carita & Denis Lamaison, Une vie en trompe-l’œil : l’artiste bagnard Francis Lagrange (1901-1964), Criminocorpus, juin 2016 : « Sans aucune certitude, deux sources laissent à penser que Lagrange aurait alors pu fonder une famille. Dans une lettre qu’il reçoit quelques années plus tard en Guyane, l’un de ses amis évoquera son épouse et sa fille, cette dernière étant née vers 1924. Au début des années 1960, Lagrange racontera également avoir été marié « à une jeune fille de famille allemande dont il avait eu deux filles. »

[3] Qui exile justement les multirécidivistes hors de métropole.

[4] Il y a controverse : pour David Carita qui dirigea le musée Franconie de Cayenne, Flag apprend à peindre en arrivant en Guyane. Pour André Bendjebbar, c’est en Europe ; il s’y serait même adonné à la contrefaçon de tableaux célèbres. Il n’existe aucune source pour le prouver.

[5] Il existe trois sorte de bagnards : le déporté est un condamné politique seulement soumis à l’isolement sur l’île du Diable ; le transporté est le condamné en assises aux travaux forcés, c’est un criminel ; le relégué dépend de la loi de 1885 qui prévoit l’envoi en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie des multirécidiviste de la petite et moyenne délinquance après avoir purgé leur peine en métropole. C’est le cas de Flag.

[6] Albert Londres, article « Arrivée aux îles du Salut » dans Le Petit Parisien, 17 août 1923.

[7] Paroles extraites de La Belle, chanson d’Albert Londres, 1929.

[8] De 1936 à 1937, Flag est employé comme dessinateur par une mission hydrographique au tour de Saint-Laurent ; en août 1941, il peint un chemin de croix pour l’église de Tonate, près de la commune de Macouria.

[9] Raymond Vaudé, Passeport pour le bagne, Veyrier, 1977.

[10] 1926-2005, William Murray est rédacteur et éditorialiste au New-Yorker pendant une trentaine d’année ; c’est aussi un des pères du roman noir étasunien.