Louis Rousseau

En 1920, à quarante et un ans, il est « l’heureux » possesseur d’un curriculum vitae particulièrement chargé. Louis Rousseau ne se glorifie pas pour autant de ses nombreuses médailles et diverses décorations récoltées tout au long de sa carrière : légion d’honneur, croix de guerre, médailles des épidémies et vaccinations, de la Société Géographique de l’AOF, de l’Ordre de l’Etoile Noire du Bénin, de l’Ordre Royal du mérite du Cambodge. L’homme a bourlingué. Il a tout connu, tout vécu, tout vu … sauf l’Amérique, le bagne et ses victimes de guerre sociale.

Cursus honorum

Louis Rousseau est né à Brest le 27 décembre 1879. La famille du petit Breton ne connaît pas l’indigence. Cet enfant hérite même par sa mère, Marie Louise Charruel (1849-1937) d’une descendance prestigieuse. Louis Ernest Marie est l’arrière arrière-petit-fils de Pierre Duret (1745-1825), chirurgien de la marine, considéré à l’époque comme « l’Ambroise Paré de la Royale ». Auguste Rousseau (1839-1914), le père de Louis, est capitaine de frégate comme son père Jean-François Rousseau (1799-1874). L’endogamie sociale, qui unit les familles Rousseau et Charruel, trace de fait la carrière du jeune successeur. La Bretagne envoie ses enfants de l’Armor sur les flots des océans.

Le 25 septembre 1898, Louis Rousseau fait son entrée à l’Ecole principale du service de la Santé de la Marine et des Colonies de Bordeaux après avoir usé ses fonds de culotte au lycée de Brest où il obtient son baccalauréat, mention passable, en 1895. A cette époque, Alexandre Jacob navigue comme mousse sur les bâtiments de la Compagnie des Messageries Maritimes de Marseille. Dans son établissement brestois, le potache Rousseau est durablement influencé par les cours de philosophie de Baptiste Jacob. Humaniste et laïc, ce militant de la gauche jaurésienne n’a de cesse de dénoncer le péril clérical, notamment dans son ouvrage « Pour l’école laïc » paru en 1899. Baptiste Jacob eut également comme élève l’écrivain et poète Victor Segalen (1878-1919), auteur en 1907 des Immémoriaux mais aussi médecin de la marine.

Louis Rousseau passe sa thèse de Médecine en 1902. Il est nommé le 2 février de cette année médecin aide major de 1e classe stagiaire. Le 5 mars il reçoit son affectation pour le 1er régiment de tirailleurs sénégalais en garnison à Saint Louis du Sénégal.

Du 11 janvier 1903 jusqu’au 8 mars 1909, le Dr Rousseau officie en Côte d’Ivoire, d’abord à l’infirmerie hôpital de Bassam, puis pour le compte des Chemins de Fer d’Abidjan, et enfin en tant que hors cadre des troupes coloniales en activité. En 1906 le médecin breton participe à Abidjan à une campagne de plus de 5000 vaccinations. En 1907, il se trouve aux côtés de l’inspecteur La Saulce dans le cadre de la mission géodésique menée par le capitaine Cros et qui a pour but de cartographier la colonie mais aussi d’étudier les possibilités de mises en valeurs des terres de l’intérieur. Rousseau quitte définitivement la Côte d’Ivoire le 8 mai 1909.

Après un rapide passage à la garnison des troupes coloniales stationnée sur l’île d’Ouessant, un nouveau congé lui permet de convoler en juste noce avec Jeanne Marie Louise Debrin (1885-1958) le 19 février 1910. Louis Rousseau attend sa nouvelle affectation. De 1911 à 1913, il est en Indochine. A l’hôpital militaire de Saigon, il opère de la cataracte le roi du Cambodge Sisowath.

De retour en France, il suit les cours de bactériologie à l’Institut Pasteur quand éclate la première guerre mondiale. Le 3 août 1914, Louis Rousseau s’apprête à partir pour le front. Il s’occupe de la relève des blessés en première ligne. A ce titre, il est cité à l’ordre du service de Santé le 2 août 1915 :

« Sur le front depuis le début, a dirigé dans des circonstances périlleuses la relève des blessés au cours de différents combats (Jaulnay, Thieblemont-Faremont, Ecrière, Ville sur Tourbe, Virginy où il se trouvait aux côtés de l’aumônier de Richemont lorsque celui-ci a été mortellement blessé). A montré le plus grand zèle et le plus grand dévouement dans l’organisation des mesures d’hygiène et de défense contre les maladies infectieuses ».

Le 19 septembre 1916, Louis Rousseau est nommé à l’hôpital de Douala de la colonie allemande du Cameroun occupée par les troupes françaises. Il y reste bien après le conflit et ne rentre en France que le 14 mai 1919. C’est dans cette colonie qu’il reçoit la légion d’honneur en 1917 et qu’il est promu médecin major de 1e classe le 25 décembre 1918.

Au bagne avec les hommes punis

Après son congé de droit en métropole, la décision ministérielle du 27 mai 1920 l’envoie pratiquer la médecine en Guyane. Le médecin du bagne débarque à Cayenne le 26 juillet 1920. Il pose le pied aux îles du Salut le 1er septembre de cette année. Quelques mois auparavant, le 1er avril, le matricule 34777 accède à la première classe, des bagnards au grand dam de l’Administration Pénitentiaire. Alexandre Jacob, cambrioleur anarchiste condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1903, voit son régime carcéral s’améliorer ; il est garçon de famille et travaille chez le surveillant chef Pasqualini. Le Dr Rousseau a narré à Alain Sergent sa rencontre avec l’anarchiste :

« J’habitais sur la place de l’île Royale un petit bungalow à deux pas duquel se trouvait une terrasse garnie de bancs d’où l’on jouissait d’une magnifique vue sur l’île Royale et sa voisine l’île Saint Joseph de sinistre mémoire. J’allais souvent m’y asseoir. C’est là que je vis pour la première fois Jacob qui, chargé de l’entretien de ce quartier, pensait infatigablement à son sort et à celui de ses camarades. On en vint peu à peu à bavarder presque tous les jours rarement plus de cinq à dix minutes. (…)Il réussit à se faire placer comme assigné chez Monsieur Alric, dont la discrétion n’avait d’égale que celle de Madame Alric, sûre et bonne comme son mari. Là, je pus voir Jacob à mon aise et passer avec lui une demi-heure, un heure même, et cela deux à trois fois par semaine. (…) Jacob vous a dit que, dès nos premiers entretiens, je lui avais parlé en frère. Venu d’un homme aussi sincère, cet éloge m’a touché car je crois le mériter. Rebelle à toutes les hiérarchies, j’ai pu, par la force des choses et passivement, être mis à tel rang, atteindre tel grade sans que ma manière de penser en ait été le moins du monde influencée et je suis toujours resté accroché à un vif sentiment de l’espèce humaine dont je mets tous les exemplaires à mon niveau. (…) Dans de telles dispositions, il était tout naturel que je sois le camarade de Jacob, au contact de qui je n’ai pu qu’affermir mes manières de voir, de sentir et de penser qui sont celles des anarchistes » (Un anarchiste de la Belle Epoque, 1950, p.191-193).

Louis Rousseau dispose du grade de commandant mais plutôt que de s’en tenir à l’ordre naturel des choses du bagne, il n’hésite pas à redoubler d’activité pour améliorer le sort des forçats. Rousseau travaille dans un hôpital surpeuplé, sans eau courante et dont la plus grande partie des vitres sont cassées. Le matériel manque et la nourriture, insuffisante en quantité, est le plus souvent détournée. René Belbenoit rapporte, dans ses souvenirs, qu’il arrive fréquemment au docteur de faire un tour dans la basse-cour des gardiens pour tirer avec son fusil une vingtaine de poulets et d’en faire préparer un repas pour ses patients. Jacob Law évoque quant à lui les surveillants priés de sortir lorsqu’un bagnard passe une visité médicale. Il va de soi que les conditions de détention des bagnards exacerbent le sentiment humaniste du médecin. Rousseau laisse aux îles du salut, selon les dires d’Eugène Dieudonné, « le souvenir d’un apôtre doublé d’un savant ». Médecin, Louis Rousseau dépasse de toute évidence ce simple rôle. Les conflits avec l’AP et ses agents sont fréquents. Aguerri par son expérience dans l’armée coloniale et dans les tranchées de la 1e guerre mondiale, l’homme n’en est pas moins ébranlé par le spectacle des camps de concentration à la française. Très vite, le médecin envisage l’idée d’un livre relatant les horreurs qu’il peut journellement constater. C’est ce qu’il indique dans l’avant-propos de cet ouvrage :

« Chargé pendant deux ans du service médical d’un pénitencier guyanais, j’ai eu sous les yeux le triste spectacle de la pratique pénitentiaire coloniale. Ayant pour tâche professionnelle de défendre la vie dans la modeste mesure où je le peux, je n’ai pu assister à cette œuvre de mort sans me demander à quelle louche besogne j’avais été convié et ce que j’étais venu faire dans cette galère. Je n’ai pu qu’observer absolument impuissant ».

Dès le départ, Barrabas apporte son appui à l’entreprise du médecin. « Grâce à lui, je pus prendre connaissance de tous les textes de loi qui régirent la peine des travaux forcés depuis l’origine de la transportation. (…) Jacob fut pour moi la plus abondante source de renseignements et aussi la plus sûre » écrit encore Rousseau à Alain Sergent. L’aide du bagnard va au-delà du simple recueil d’anecdotes autorisant bien sûr Rousseau à apporter autant de preuves à charge contre la bagne et ses horreurs. Outre le dessin du mécanisme éliminatoire de la transportation qu’il donne au docteur, Jacob apporte sa connaissance autodidacte de la science pénale et, une fois libéré (1927), met tout en œuvre pour que le livre puisse trouver un éditeur qui daigne bien vouloir s’y intéresser. Un médecin au bagne ne sort des presses des éditions Fleury qu’en 1930. Ce n’est pas un succès de librairie mais il est aujourd’hui encore considéré comme une source fondamentale pour qui veut étudier le bagne.

Faire un livre

Louis Rousseau ne reste pas très longtemps en fonction aux îles du salut. Si Alain Sergent met en avant les pressions de l’Administration Pénitentiaire pour le faire partir au plus vite, les motivations personnelles du médecin semblent néanmoins primer. Il est âgé de 43 ans. Le médecin major de première classe peut faire valoir ses droits à la retraite. Retenons aussi le désir de retrouver une femme avec qui il a été séparé depuis près de 13 ans du fait de ses diverses affectations. Son travail au bagne l’a en outre profondément dégoûté du service des armées :

« C’est au bagne que j’ai vu combien il était dangereux de donner pleins pouvoirs à un homme assermenté dont la parole est a priori sacrée – le surveillant, – sur un homme dont la parole est à priori considérée comme un mensonge, – le condamné. On a là, sous les yeux, la preuve sans cesse renouvelée que le pouvoir corrompt fatalement celui qui le détient. A pareille école, tout observateur réfléchi, qui sait voir et se souvenir ne peut, s’il est humain, trouver le salut que dans la suppression des pouvoirs absolus et de leurs policiers ».

Ce sentiment justifie à plus d’un titre la volonté de retourner en métropole. Louis Rousseau débarque en France le 4 juin 1922 et s’installe à Rouen. Il dirige dans cette ville le laboratoire de l’Office Publique d’Hygiène Sociale de la Seine Inférieure au sein duquel il mène des campagnes de lutte contre la tuberculose. C’est dans ce cadre que l’ancien médecin des bagnards rencontre l’abbé Bernard Alexandre, auteur du Horsain et qui dans cet ouvrage évoque un homme qui lui fait penser au Pasteur de ses livres d’école. L’écrivain confirme surtout que Louis Rousseau n’est guère prolixe et loquace sur la douloureuse expérience qu’il a pu vivre au bagne. C’est ce que dit également la descendance du médecin qui aurait détruit tous ses papiers attestant de la possible relation et d’une probable camaraderie avec des bagnards après son retour en métropole.

Mais Louis Rousseau n’abandonne pas son ami, son « frère », Alexandre Jacob. Il est devenu l’Oncle dans la correspondance de Barrabas. Et Julien, code utilisé par le forçat dans ses lettres pour se désigner lui-même,  demande régulièrement de ses nouvelles comme dans cette missive en date du 16 décembre 1924, qui évoque à la fois les possibilités de grâce pour le bagnard mais également les difficultés financières rencontrées par Rousseau pour faire publier son livre :

« J’espère que l’oncle aura reçu des nouvelles de Julien. De son bord, les affaires ne semblent pas marcher sur des roulettes. Je crains que, tant qu’il ne pourra pas se libérer de l’emprise des entrepreneurs, il n’en trouvera aucun d’accommodant ».

Marie Jacob fournit au docteur Rousseau et à la demande de son fils des ouvrages tel celui de Liard-Courtois en 1923. Le projet de livre avance mais l’ouvrage ne parait pourtant qu’en 1930. Louis Rousseau s’emploie aussi dès son retour à assister la mère du bagnard. A partir de 1923, les promesses d’une possible libération paraissent pouvoir enfin se concrétiser pour Alexandre Jacob. C’est dans cette perspective que le médecin intercède auprès du sénateur radical socialiste Charles Debierre le 1er mai de cette année, afin que celui-ci transmette au garde des sceaux une demande d’appui des démarches entreprises par Marie Jacob. La demande n’aboutit pas mais nous retrouvons Louis Rousseau interviewé le 2 mars 1925 par Francis Million du Peuple, organe de la puissante CGT qui a entrepris une campagne de presse en faveur de Jacob. Le témoignage de Rousseau côtoie aussi celui d’Albert Londres dans les colonnes du Quotidien qui, par l’entremise de Louis Roubaud, a pris le relais de la campagne de libération. Le 8 juillet 1925, le président de la République Gaston Doumergue ordonne le rapatriement du bagnard en métropole. Durant sa détention à Fresnes, Jacob fournit au Docteur Rousseau les éléments juridiques nécessaires à l’analyse de la réforme judiciaire du bagne mise au point par les décrets du 18 septembre 1925. L’analyse est incluse dans Un médecin au bagne. Alexandre Jacob est libéré le 30 décembre 1927.

L’anarchiste s’emploie alors à trouver un éditeur pour son ami. Le livre est tiré en 1930 à un millier d’exemplaire. Il n’a jamais été réédité depuis. Le docteur va fréquemment à Paris pour rendre visite aussi à Eugène Dieudonné et à Paul Gruault, ancien forçat devenu secrétaire de Détective, puis gestionnaire des éditions Gallimard. Avec Jacob, Rousseau échange de nombreuses lettres dans lesquelles pointe une profonde et durable amitié. Une fois son livre paru, il n’abandonne pas pour autant la question carcérale en générale et le bagne en particulier. C’est ainsi qu’il apparaît, en septembre et octobre 1936, dans une série de reportages écrits par Marius Larique sur « les médecins du bagne » dans la revue Détective. Il fait même la une du numéro 415 de ce magazine en date du 8 octobre de cette année.

A Rouen, Rousseau poursuit jusqu’à la retraite son travail à l’Office Public d’Hygiène Sociale. Il se fait remarquer en 1933 à l’occasion du passage à tabac de son fils Louis. Ce dernier s’était heurté avec un commandant de gendarmerie lors de la réunion inaugurale du Groupement Rouennais de la Ligue de Défense Aérienne, association nationale et para-gouvernementale fondée par André Michelin et dont le but est de développer l’aéronautique française. La plainte du médecin, déposée en préfecture, finit par être classée sans suite mais elle donne lieu à un intense scandale que relaie la presse de gauche locale pour dénoncer les violences policières. Elle provoque de nombreuses pressions et la mise à la retraite du commandant de gendarmerie (avec le grade de lieutenant colonel !).

A cette époque Jacob s’apprête à quitter Paris pour aller s’installer dans l’Yonne puis dans le Berry. Le marchand forain qu’il est devenu continue à écrire à son vieil ami. En 1953, par exemple, les deux hommes dissertent sur la république communiste des Indiens Guaranis au XVIIe siècle. Jacob s’est fortement intéressé au sujet et a même imaginé un livre sur la question et celle de l’œuvre des jésuites. Quand Alain Sergent entreprend en 1950 de rencontrer l’ancien bagnard et anarchiste de « l’époque héroïque » en vue d’écrire une biographie, c’est tout naturellement que celui-ci interpelle le docteur Rousseau qui dresse un portrait élogieux de Jacob. Mais ce dernier a depuis longtemps décidé d’en finir avec « une vie faite d’heurs et de malheurs ». Le suicide programmé pour 1953 est retardé d’un an du fait de l’amitié naissante avec le couple Passas de Romans. Jacob, malgré les conseils prodigués par le médecin à la retraite, ne supporte plus l’idée de la dépendance physique issue de la vieillesse. Rousseau refuse catégoriquement de lui fournir les renseignements médicaux sur les morphines et autres poisons utiles à la réalisation de son suicide. Il ne s’y oppose pas pour autant. Le 28 août 1954, Alexandre Jacob réussit sa dernière évasion. Six jours plus tard, Louis Rousseau répond à la lettre que Robert et Josette Passas lui ont envoyé pour lui annoncer le décès de leur ami commun :

« Tout ce qu’il a fait dans sa vie était animé par un idéal élevé qui ne s’est jamais démenti. C’est pour vous une perte et pour moi aussi soyez-en certain ! (…) Veuillez croire tous deux à l’affection du vieil ami de Jacob (nous avions le même âge). Conservons le souvenir de ce parfait honnête homme ».

L’oncle Louis a perdu son alter ego à un moment où le dernier bagnard quittait Cayenne. Cinq ans plus tard, la femme de l’ancien médecin meurt à son tour et c’est tout paisiblement que Louis Rousseau s’éteint à Rouen le 15 octobre 1969, entouré de ses six enfants. Il demeure aujourd’hui encore un de ceux qui ont dénoncé avec une force incommensurable cet aspect pas si positif que cela de la colonisation française que fut l’œuvre de mort des bagnes de Guyane.